No quarto da vanda

Film

Un. Si le film est ce qui arrive à l’acteur-personnage, cela signifie qu’il est moins résolument « ce qui arrive au spectateur » (selon la belle formule de Robert Kramer). L’implication de l’acteur-personnage en tant que corps et en tant que sujet (histoire personnelle) dans l’expérience du tournage du film entraîne une sorte de mise à l’écart du spectateur, prié de ne plus s’inviter parmi les personnages, de ne plus jouer au même jeu qu’eux (représentation classique), mais convoqué, je l’ai dit, en témoin, si ce n’est en juge : nous sortons du système de la représentation pour passer du côté du document ou de l’archive et le film devient document sur les épreuves vécues par les corps filmés pendant son tournage (voir plus haut).
Deux. L’histoire de ce film étonnant qu’est Dans la chambre de Vanda est connue . J’en retiens que Vanda, comédienne, a voulu jouer dans un film documentaire, c’est-à-dire dans une autre forme et selon d’autres relations (à la machine, au cinéaste, à elle-même) que celles induites par la fiction (par exemple celle qu’elle avait tournée avec le même Pedro Costa, Ossos, 1997).
Vanda est au centre de sa chambre, elle y est longtemps, comme elle est au centre du film, et pour longtemps. Elle est filmée presque tout le temps en plans fixes, assez larges, par une caméra qui ne s’approche jamais trop, ne détaille pas, ne morcelle pas, ne découpe pas — ne fait donc rien pour « dramatiser », ni même pour « signifier » ou « raconter ». Il n’y a rien à dire, rien à raconter, rien à montrer. Ce qui se passe dans cette chambre, dans cette chambre mortuaire, ne relève pas de l’ordre du regard, manifeste au contraire toute l’impuissance du regard, la défaite du visible devant le temps qui passe et la mort qui œuvre.
Nul regard ne peut arrêter le temps ni la mort. Je serai spectateur moins de ce qui se voit — Vanda se détruisant à petit feu, ces flammèches qu’elle passe et repasse sous le papier d’argent où réchauffe le crack —, que je le serai, spectateur sans spectacle, de ce qui a lieu et se donne sans se « donner à voir », sans forcément devoir ou pouvoir être vu : le geste extrêmement ralenti que la mort fait pour tendre la main à cette jeune femme allongée dans un lit défait.
Trois. Ce geste lent de la mort, c’est évidemment le temps qui passe et qui dure, c’est la durée même dans laquelle Vanda se trouve enfermée, durée plus vidée que remplie des gestes répétés de la jeune femme qui compulse un gros annuaire page après page pour en extraire la drogue qui y est cachée, poudre blanche comme la figure de l’absence, poussière finale que j’imagine étalée, les masquant, sur les noms et les adresses des pages de l’annuaire. La répétition du geste est terrible. À elle seule, elle récuse toute évolution ; il n’y aura ni remède ni progrès, ni thérapie ni sauvetage. Insolence de l’indifférence, intolérable de l’absence de demande. À la caméra, Vanda ne demande que ce qu’elle est : machine. Au cinéma, d’enregistrer, c’est-à-dire de compter le temps. (Je rappelle à quel point une caméra est voisine d’un chronomètre : vingt-quatre images par seconde, c’est avant tout une mesure du temps).
Quatre. Ni la caméra, ni l’actrice-personnage ne veulent rien dire de particulier, rien signifier de plus ou de moins, ne témoigner en rien, sur rien. Ce qui fait beaucoup de « moins », tout de même, et finit par affoler le spectateur (ou l’irriter, ou le désespérer). Impossible de « prendre parti » pour ou contre ce personnage, ce monde : ils sont à la fois bien réels et parfaitement irréels. Surtout, nous ne savons pas quoi en faire. Vanda est pour nous sans finalité, sans usage, sans utilité, humaine très humaine mais sans nous, elle décourage aussi bien la compassion que la morale, la colère que la tendresse.
Devant nous (qui n’y pouvons pas grand chose, sinon y assister sans espoir d’assistance, comme le cinéaste lui-même ayant renoncé à toute « intervention » porteuse de sens parce qu’elle serait trop-plein de sens), devant nous la chambre se vide de la présence de Vanda qui est comme un défi muet et aveugle à toute « présence », au sens ancien de ce mot au cinéma. Être de n’être pas, vivre de ne vivre pas, manquer de souffrir plutôt que de souffrir de manquer : Vanda est une création paradoxale. L’actrice veut être filmée, mais dans le temps même du tournage c’est comme si elle se faisait doucement réfractaire à la relation filmée qu’elle a pourtant permise, appelée, instaurée.
Cinq. Comme dans Berlin 10/90, nous sommes passés du côté de la caméra de surveillance, d’une machine rigoureusement insensible aux souffrances qu’elle filme. Caméra indifférente. Longtemps j’ai cru que le cinéma ne pouvait pas vraiment s’affronter à l’indifférence, puisque le seul geste de filmer une pierre (par exemple) la rend non-indifférente, singulière, exaltée : filmée. L’indifférence est toujours au cinéma une signification, une charge, un index, quelque chose de joué, de fabriqué à propos, et donc une fausse indifférence, une indifférence convenue, le contraire en somme de l’indifférence souveraine de celui ou de celle qui ignore le regard posé sur elle ou lui, qui n’a rien à faire de mon regard, qui n’en sait rien, pour qui je n’existe pas.
Six. Pourtant (à l’opposé du film de Robert Kramer), dans ce système de surveillance nous ne sommes pas les sujets supposés surveiller pour (faire) jouir ou souffrir : nous sommes ici des spectateurs en trop. Vanda nous renvoie notre désir de sens comme vain, notre désir de vie comme déjà défait par la mort que nous ne voulons pas voir (je ne parle même pas de la « regarder en face »). Vanda nous laisse à la vanité d’être vivant .
Ce qui me met hors de ma place de spectateur, voire hors de moi, qui me gêne, qui me fait croire que je puis être « en trop », ce serait cette fois moins la façon dont l’acteur-personnage évolue et se transforme dans le temps du tournage (voir les exemples précédents) mais bien que cela ne se passe pas — malgré la durée du tournage (deux ans) et la durée du film (deux heures cinquante). L’opération de transmutation cinématographique que je crois liée à la mission rédemptrice du cinéma en ce monde, cette opération n’a pas lieu bien que toute chance lui soit donnée par la durée de l’épreuve et la bonne volonté des participants.
Vanda ne change pas de même que ne change pas la mort. Elle dispose de cette qualité terrible et rare qui consiste à se prêter au jeu du cinéma et, en même temps, à le refuser, sans éclat ni scandale, tout simplement parce qu’une force plus grande que le cinéma est mise en jeu à travers elle, à travers lui, au cours de cette expérience cinématographique consentie, et que du cinéma n’est requis que de produire la scène où s’enregistre la pression de cette pulsion de mort. Si ce film nous trouble et nous dérange, c’est qu’il nous laisse indéfiniment dans l’entre-deux du jeu et du non-jeu, de l’être et du non-être, du sens et du non-sens, de la vie et de la mort. Vanda, je l’ai dit, est et n’est pas : comment se transformerait-elle ? Qu’elle ne change pas, voilà ce dont le spectateur ne veut à aucun prix. Je parlais au début de perte et de partage. Partager ce qui se perd c’est aussi en faire quelque chose et en dépasser la perte. Ici, partage impossible. Ou plutôt, si partage il y a, c’est Vanda qui nous partage, nous traverse, nous déchire. Nous sommes à elle, comme elle est à l’invite de la mort. L’indécidable de la présence-absence, la part d’ombre du cinéma.
Sept. Le spectateur est là en acteur impuissant, hors de la scène du film, dans une non-scène qui est le lieu d’une terreur sacrée. Place ou plutôt non-place qu’annonçait prophétiquement Che cosà sono les nuvole ? de Pier Paolo Pasolini : prenant les marionnettes pour des êtres de chair, les spectateurs quittent la salle et montent sur scène pour les « tuer ». Mise en crise de la place du spectateur, de son statut, de son rôle dans la machine cinématographique. Je ne suis plus là pour (me) projeter dans le film qui m’est projeté, plus seulement. La mise en scène ne m’invite plus, fantôme, à me glisser dans la place vacante qu’elle me ménage, à (me) jouer dans la scène. Il m’est demandé d’être « seulement » le témoin de ce que le film est avant tout ce qui arrive à l’autre filmé, d’être témoin de sa souffrance ou de son malaise ou encore — Vanda — de son insupportable indifférence à être soumis à l’expérience même du film ; d’en être le témoin et le juge : je dois approuver ou rejeter, préférer ou refuser, mais je fais ce geste du dehors, du hors-scène, du hors-film, depuis la salle, depuis la place imaginaire d’un maître qui ne s’expose pas lui-même à observer les autres, sujets et corps exposés au film. Cette place de maîtrise est évidemment bien illusoire : vanité des vanités.
La télé-réalité (depuis Strip-Tease jusqu’à Loft Story) vante publicitairement cette « maîtrise » comme mienne, m’y installe confortablement, mais la « réalité » est que, téléspectateur, je suis laissé hors du jeu, de ses règles comme de ses conditions de réalisation, que je n’en peux donc rien maîtriser, et que je ne m’y expose pas non plus. Un « maître » idéalement placé hors des rapports de force, loin de toute dimension politique. Il s’agit là d’un stratagème qui vise à épargner les véritables maîtres du spectacle. En mettant en avant un spectateur supposé « maître », les vrais maîtres restent cachés, inaccessibles, intouchables.
Huit. Quand le cinéma prend maintenant le risque de me supposer dans une place de maître, de m’y contraindre, même, c’est donc pour me la rendre davantage encore intenable. J’observe combien le film affecte celui ou celle qui est filmé. Le film n’est pas là pour le ou la sauver, ni moi. Contre le malaise ou la souffrance ainsi filmés, je ne peux rien. Je ne risque rien, mais je ne peux rien. Protection/impuissance. Il s’agit peut-être d’une mutation en cours de ce que nous avons pu jusque-là penser : le « tiers inclus » de la représentation devient « tiers exclu ». Le temps est en effet à l’exclusion. Ce qu’il s’agit d’exclure, c’est précisément ce spectateur classiquement défini comme partie prenante de la représentation. Il m’est demandé, spectateur, de me projeter non pas dans un personnage, une situation, une scène, un corps, mais d’accepter, si je puis dire, l’impossible de toute projection : cette non-place est celle de la frustration, d’un empêchement qui appelle une réaction physique, sous forme d’acting : les spectateurs de Pasolini brisent les marionnettes qui leur déplaisent ; les spectateurs de Dans la Chambre de Vanda font des pétitions contre le film ; ceux de Loft Story votent pour ou contre les acteurs-personnages et les font rester ou sortir du laboratoire. L’impuissance liée à la place du spectateur de cinéma dans la représentation classique se résolvait par la puissance de ses projections, de ses implications dans le mouvement d’écriture du film. Ici, désormais, cette impuissance est donnée comme insupportable et insoluble à la fois. Cette fausse place, ni « bonne » ni « mauvaise », décalée, désaxée, inutile peut-être, donne naissance à un fort sentiment d’étrangeté, comme le cinéma n’en produisait plus depuis longtemps. Il m’est demandé d’accepter d’être exclu de la scène parce que l’acteur-personnage, lui, y est inclus plus que jamais, et que je ne suis pas lui, que je ne peux pas l’être, que le film ne me donne pas les moyens de l’être (nous sommes loin des Charlot et plus près de Monsieur Verdoux). Il m’est demandé d’affronter la radicalité de l’autre filmé, son extériorité, son altérité non-réductible par les ressources habituelles du cinéma. C’est au fond l’impossibilité de la projection sur un personnage (l’impossibilité de la fiction) qui est en cause ici. Quelque chose de l’autre filmé souffre ou peine ou jouit devant moi, d’une jouissance qui n’est pas la mienne et qui ne m’est montrée que pour m’en exclure. Comme si le cinéma renonçait à sa dimension ontologique de ressusciter ce qui touche à la mort. Il ne s’agit plus de sauver, mais de procurer l’aigu de la conscience qu’il y a à perdre. L’entre-deux laisse la place vide mais la fait entrevoir comme telle.
Jean-Louis Comolli

Auteur Costa Pedrro
Pays Portugal
Année 2000
Durée 159'
Genre Documentaire
Version
Couleur Couleur
Format 35mm
Thème NO QUARTO DA VANDA