L´affaire sofri

Film

Au moment où l’un des premiers tortionnaires de l’armée coloniale française à la guerre en Algérie se vantait de ses crimes dans un entretien filmé, je rencontrai à Bologne Carlo Ginzburg, historien de la sorcellerie et de l’Inquisition. J’avais lu, parmi ses livres, Le Juge et l’historien , et j’étais dans l’idée d’en faire un film. Il y a ce qu’un homme écrit, ou peint, compose, filme, et il y a ce qu’il est quand on est face à lui. Surprise de découvrir dans ses trois dimensions le corps de l’historien. Surprise également à parcourir son appartement fait, comme tous, de pièces successives, mais toutes, sauf la cuisine, couvertes de rayonnages et remplies de livres. Une maison-livre ? Un livre-corps ? Il suffirait, me dis-je, que Ginzburg lise des extraits de son livre (citation, profération, ressassement) pour que l’écrit, repassant à l’oral, devenant revenant, soit représenté en tant que puissance d’inscription par le corps lui-même du lecteur. Qu’est-ce que l’historien peut avoir en commun avec nous, qui ne le sommes pas ? D’être, ici et maintenant, celui qui lit. Cette mise commune a beaucoup d’importance dans une démonstration qui veut contrer les raisonnements tenus par les juges dans une instruction et un procès : il s’agira d’opposer une justesse — de ton, de propos, d’allure, d’incarnation — à une justice jugée faussée. Ginzburg lecteur, penseur-acteur, déplie sa pensée sur la scène cinématographique, mieux : il en fait un geste, une action, une marche à travers les bibliothèques, un mouvement qui allie la méthode et la fureur. La rigueur logique du raisonnement entraîne avec elle un engagement du corps, la pensée soutient le corps qui la porte. Affronter la répétition. Ce qui revient aussi, dans ce film, à travers les citations d’Adriano Sofri et de Lotta Continua, ce sont ces années dites « de plomb », pour moi plutôt impalpables sous le voile léger du fantôme de nos peurs. Étrange : ce film inaugure mon passage au montage. Pourtant, avec Ginette Lavigne, nous avons choisi dans les archives des télévisions italiennes, celles qui montraient Adriano Sofri comme sujet d’une énonciation active, au présent, lui aussi combattant de la parole et de la logique. Sofri n’est pas un fantôme, pourtant il en est un. Prisonnier, il endosse l’héritage spectral de toute prison ; archivé dans les rayons des vidéothèques, il endossait de surcroît la dimension spectrale de tout être filmé. L’urgent était donc de le faire revenir à nous, ici et maintenant, présent bien qu’absent dans un dialogue imaginaire avec le très présent Ginzburg. Il est de l’essence du cinéma d’enfermer le corps filmé dans un cadre, mais tout autant de lui rendre la liberté à travers un montage.
(in « Voir et pouvoir, cinéma, télévision, fiction, documentaire », Verdier, 2004).

Auteur Comolli Jean-Louis
Pays France
Année 0
Durée 0'
Genre Documentaire
Version
Couleur Couleur
Format video Beta
Thème INVITATION:

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